La Compétence : Instrument de Pouvoir ou Vecteur d'Émancipation ?

Dans un monde où la technocratie et la spécialisation dominent les pratiques sociales et professionnelles, la compétence semble être une ressource indispensable à la gestion des affaires humaines. Qu'il s'agisse de connaissances techniques, de savoir-faire professionnels ou de compétences intellectuelles, celles-ci paraissent inéluctablement orientées vers l'optimisation de l'efficacité dans un cadre hiérarchisé. Cependant, cette question mérite d'être posée : toute compétence sert-elle nécessairement une autorité, ou peut-elle être un outil d'émancipation individuelle et collective ? Cette interrogation, bien plus profonde qu'elle n'y paraît, invite à revisiter nos conceptions du savoir, du pouvoir et de la liberté.

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Calliopé Samarco

9/27/20245 min lire

La Compétence : Un Instrument de Légitimation du Pouvoir ?

D'un point de vue pragmatique, les compétences sont souvent mobilisées pour légitimer et consolider l'autorité. Que ce soit dans l'État, les entreprises ou même les institutions éducatives, les personnes compétentes jouent un rôle central dans la pérennité et le bon fonctionnement des structures hiérarchiques. C’est ce que Max Weber décrivait comme la "domination rationnelle-légale" : les détenteurs de compétences techniques et administratives sont souvent ceux qui se voient confier des responsabilités et une autorité, car ils sont perçus comme légitimes et qualifiés pour exercer le pouvoir.

Dans cette optique, la compétence devient un levier de pouvoir. Elle justifie l'accès à des positions d'autorité, et, de façon plus subtile, elle participe à la consolidation des structures institutionnelles. Plus une société valorise la spécialisation, plus elle confère du pouvoir aux experts et technocrates, parfois au détriment de la majorité qui ne détient pas ces compétences. Cette dynamique peut créer une forme de dépendance, où l'autorité des uns repose sur l'incapacité des autres à maîtriser ces savoirs complexes.

Mais réduire la compétence à un simple outil au service de l'autorité serait simpliste. En effet, celle-ci peut aussi devenir un facteur d’autonomie, voire d’émancipation.

La Compétence : Un Outil d'Émancipation Individuelle

La maîtrise d'une compétence ne se limite pas à une simple soumission à l’autorité ou à une structure hiérarchique. Dans une perspective plus humaniste, la compétence est avant tout une condition d'autonomie. Elle permet à l'individu de s'affranchir de la dépendance aux autres et de gagner en liberté. Cette vision, que l’on retrouve dans la philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre, repose sur l'idée que l'individu libre est celui qui est capable de définir et de réaliser ses propres projets dans le monde.

Apprendre à réparer une machine, comprendre les dynamiques économiques ou maîtriser un art ne sert pas uniquement à renforcer un système ; cela permet aussi de développer son propre pouvoir d'action et de décision. Ainsi, une compétence acquise avec cette intention devient un moyen de subvertir l’autorité plutôt que de la servir. Elle donne à l'individu une liberté d’agir en dehors des injonctions extérieures, en ouvrant des perspectives nouvelles et en permettant l’auto-détermination.

La Compétence au Service de la Transformation Sociale

Au-delà de l'individu, la compétence peut aussi être un moteur puissant de transformation sociale. Prenons l'exemple des pédagogies critiques, comme celle développée par Paulo Freire dans sa Pédagogie des opprimés. Freire montre que l'acquisition de compétences critiques, notamment par l'éducation, permet aux individus marginalisés de prendre conscience des mécanismes d'oppression auxquels ils sont soumis. Mieux encore, elle leur donne les moyens de les renverser. Dans ce cas, la compétence devient un outil de résistance contre des formes d'autorité oppressives.

Des mouvements tels que le logiciel libre, l'open source ou les initiatives éducatives alternatives illustrent bien comment des compétences partagées et mises en commun peuvent saper les hiérarchies traditionnelles. Ces pratiques valorisent la coopération et l'autogestion, et montrent que les compétences peuvent être mobilisées pour servir une finalité collective et démocratique plutôt qu’un pouvoir centralisé. Ici, la compétence n’est plus réservée à une élite, mais devient un bien commun, accessible et diffusé au plus grand nombre.

Une Compétence Ambivalente

Cependant, la compétence est loin d’être univoque. Elle se situe à la croisée des chemins entre servitude et liberté, entre soumission et émancipation. D’un côté, elle peut effectivement être instrumentalisée pour maintenir des formes d’autorité technocratiques ou bureaucratiques. Comme l’a analysé Herbert Marcuse, dans les sociétés technocratiques modernes, la spécialisation excessive des savoirs devient un moyen de contrôle social. Les compétences sont accaparées par une minorité, renforçant ainsi la domination de certains groupes sur d'autres.

D’un autre côté, une réappropriation collective des compétences reste possible, à condition de redéfinir les rapports de pouvoir qu’elles instaurent. C’est en démocratisant l’accès aux compétences, en les partageant et en les diffusant, que nous pouvons espérer briser cette dynamique de domination et favoriser une émancipation véritable, à la fois individuelle et collective.

Conclusion

Ainsi, la compétence, loin d’être exclusivement un outil au service de l'autorité, possède un double visage. Elle peut être, et souvent est, utilisée pour renforcer le pouvoir et la hiérarchie, en créant des formes de dépendance à l'expertise. Mais elle peut aussi, dans des circonstances favorables, devenir une source d'émancipation et d'autonomie. Il appartient à chaque individu, et à la société dans son ensemble, de décider si les compétences doivent être monopolisées par une élite ou partagées au profit du plus grand nombre. La réponse à cette question déterminera le type de société que nous construisons : une société de servitude ou une société de liberté partagée.

Bibliographie pour aller plus loin

Ouvrages philosophiques :

  1. Weber, Max (1922). Économie et société. Paris : Plon.
    Une analyse fondamentale des types d'autorité, notamment la domination rationnelle-légale, et leur lien avec la compétence institutionnalisée.

  2. Sartre, Jean-Paul (1943). L'Être et le Néant. Paris : Gallimard.
    Exploration de la liberté individuelle et de l’autonomie, thématiques centrales pour comprendre la compétence comme condition d’émancipation.

  3. Marcuse, Herbert (1964). L'Homme unidimensionnel. Paris : Les Éditions de Minuit.
    Analyse critique des sociétés technocratiques, où la spécialisation des savoirs est utilisée pour renforcer le contrôle social.

Ouvrages sociologiques et éducatifs :

  1. Crozier, Michel, & Friedberg, Erhard (1977). L'acteur et le système : Les contraintes de l'action collective. Paris : Seuil.
    Étude sur les dynamiques organisationnelles et l'usage des compétences pour maintenir les structures hiérarchiques.

  2. Freire, Paulo (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.
    Une réflexion clé sur l’éducation critique et l’acquisition de compétences comme moyen d’émancipation collective.

Articles et perspectives contemporaines :

  1. Habermas, Jürgen (1981). Théorie de l'agir communicationnel. Paris : Fayard.
    Une analyse du rôle de la communication et des compétences collaboratives dans la structuration des sociétés modernes.

  1. Illich, Ivan (1971). Une société sans école. Paris : Seuil.
    Critique des institutions éducatives traditionnelles et appel à une réappropriation des compétences dans une logique d'autonomie.

Compléments contextuels et historiques :

  1. Foucault, Michel (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
    Étude sur la discipline et la manière dont les savoirs sont utilisés pour exercer un pouvoir.

  1. Deleuze, Gilles, & Guattari, Félix (1980). Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit.
    Approche post-structuraliste sur la fluidité des savoirs et des compétences dans des systèmes ouverts et coopératifs.

Ouvrages généraux :

  1. Arendt, Hannah (1958). La Condition de l'homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.
    Réflexion sur le travail, l’action, et la fabrication, en lien avec la maîtrise des compétences dans les sociétés modernes.